Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? a écrit le poète. Si l’âme des couteaux est quelque peu connue, qu’en est-il de la fourchette, voire de la cuillère et d’une manière générale de ces instruments qui permettent à l’homme de ne plus utiliser ses doigts, respectant ainsi leur intégrité physique : les couverts ont largement concouru à la protection des doigts de l’homme, ne l’oublions pas !
Prenons par exemple la banale petite cuillère. Comme elle semble simple lorsqu’elle touille, innocente, le petit parallélépipède de saccharose dans la tasse de café. On lui donnerait le Bon Dieu sans confession, ce qui n’est certes pas le cas de la cuillère athée… Dans ce monde de porcelaine empreint de mysticisme, une cuillère athée, c’est louche. Et là, le masque hideux du mensonge tombe à terre accompagné d’un bruit mat et néanmoins feutré : comment voulez-vous touiller l’Orange Pekoe ou le Djardjeeling à l’aide d’une louche dans une tasse à thé ?
Curieusement, les cuillères dorment par douze dans une ménagère alors que l’écuyère dort seule dans la ménagerie. Encore une bizarrerie dont Mère Nature n’est pas avare : tous les coups sont dans la mâture, comme on disait du temps de la marine à voile.
Revenons derechef aux couteaux chez lesquels sévit une guerre de religion sans merci entre les couteaux à beurs et les couteaux Adam : les premiers refusent de couper le jambon, les autres rechignent à tronçonner les merguez. Ils se détestent tellement qu’il faut les ranger dans des boîtes différentes tant ils ont peur de choper la virole !
Signalons au passage quelques variétés originales :
- Les couteaux dont les manches sont gainés en peau d’alligator qui ont des lames de crocodile.
- Les couteaux de plongée qui ont du vague à lame.
- Les Longs Couteaux qui ne travaillent que la nuit.
Côté fourchette, la situation n’est pas des plus réjouissantes. Les escargots et les huîtres manifestent : pourquoi les fourchettes qui leur sont destinées ne possèdent que deux dents alors que la fourchette classique possède quatre dents ? Cet ostracisme est révoltant car quand tout ce petit monde se retrouve dans l’estomac, personne ne fait plus le fier ! La digestion est un acte résolument démocratique qui unit dans l’estomac petits et grands, riches et pauvres bien au-delà de leurs luttes intestines. Mastication, déglutition et digestion sont trois mamelles dont la pureté du lait représente le ferment de l'égalité retrouvée.
On le voit, sous des airs bonhommes, les couverts sont en réalité un monde empreint de complexité, quasiment sauvage. Toutefois, la supériorité de l’homme mettra prochainement un terme à cette sauvagerie : bientôt, on arrivera à dresser le couvert.
Michel Tournon