29 octobre 2008
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Je n'ai pas encore vu le film Entre les Murs. Toutefois, sur une liste de diffusion à laquelle j'appartiens, un des membres a envoyé en pièce jointe l'article ci-dessous, issu du Libération du 22 octobre 2008. La critique de cet article va au-delà du film en question et présente un des problèmes essentiels de l'école actuelle. Je voulais le mettre en lien, mais apparemment, les articles remontant à une semaine ou plus ne semblent pas accessibles gratuitement sur le site de Libération.
L'école du bavardage
PAR THOMAS CLERC, maître de conférences à Paris-X Nanterre, ex-professeur du secondaire.
Il est difficile pour un professeur du secondaire de juger le film de Laurent Cantet Entre les murs, comme s'il était trop concerné. Opérer une distinction entre le film et son sujet, l'école, est ardu: les acteurs jouent leur propre rôle et le film adopte une esthétique pseudo-documentaire qui n'est pas la réalité (à cause du choix des séquences et du montage) mais qui s'en rapproche de façon sensible. J'ai retrouvé l'ambiance de mes années passées au collège ou au lycée, en pire. Le mérite d'Entre les murs est de montrer aux Français la difficulté du métier de professeur en termes plus éloquents qu'un livre : le naturalisme du «roman» de Bégaudeau trouve ici sa meilleure incarnation. Indépendamment de ses qualités filmiques, Entre les murs décrit bien la crise terrible de l'enseignement qu'on pourrait lire à travers le prisme du bavardage.
Le bruit règne au collège Françoise-Dolto : le silence, sans lequel l'acquisition du savoir est à cet âge impossible, n'existe pas. L'indistinction entre la cour et la salle de cours est la réalité de l'espace scolaire. Les «enfants» sont niés dans leur étymologie même (in- fans, qui n'a pas la parole), puisque le collège est en proie à une maladie endémique du langage, le bavardage. Le professeur Bégaudeau ne transmet rien à ses élèves : il parle avec eux sans cesse, dans un univers saturé de ce qu'en rhétorique aussi on appelle le bruit, qui perturbe toute communication normale. la parole, ravalée au rang de pur phénomène acoustique, véhicule peu de contenu et ne relève d'aucune réflexivité. Les deux fonctions essentielles du langage, référentielle (information) et poétique (possibilités créatrices des mots), reculent devant la fonction phatique, celle de simple contact, la plus pauvre, la plus brute. Ainsi, quand le professeur donne le vocabulaire, il ne le rattache à aucune histoire lexicale, se contentant du sens, que les élèves ne peuvent qu'oublier aussitôt.
L'échange verbal se fait ensuite de façon totalement anarchique: les élèves interrompent le cours en permanence par des questions extrascolaires qui empêchent toute autonomie disciplinaire. Ce n'est pas un cours de français, c'est une suite de coups de langue où domine la tchatche. L'expression libre est ici responsable du désordre et de l'affligeante médiocrité des propos : demander à des adolescents de faire leur autoportrait est improductif puisque c'est un exercice pour des sujets ayant opéré le détachement entre soi et l'image de soi, via la culture. Comme ils n'ont rien à dire et que ce qu'ils pourraient apprendre ne fait pas partie de leurs intérêts immédiats, les élèves, donc, «s'expriment». Du coup la violence, que l'art rhétorique sert à sublimer, triomphe parce que les règles élémentaires du cours sont abolies : absence de hiérarchie, tutoiement, asyntaxisme, inculture organisée, spontanéisme. La valeur attachée à la parole écrite et orale est sacrifiée: le démocratisme devient le culte de la réplique, du stéréotype, de l'agressivité. Trop en empathie avec ces vampires que sont les adolescents, le professeur commet une erreur fondamentale en leur répondant sur le même registre.
Bégaudeau et Cantet sont de gauche mais leur film donne des arguments massue aux penseurs de droite qui, de Renaud Camus à Finkielkraut, ont pointé ces dérives depuis plus de vingt ans que le libéralisme participe à la destruction de l'école républicaine. La «désacralisation» du savoir (maître mot des auteurs, pour qui la sacralisation et l'autorité sont en soi réactionnaires) a paradoxalement abouti à creuser les inégalités entre les élèves, qui sentent le mauvais tour qu'on leur joue en prétendant être à égalité avec eux. L'école du bavardage se modèle sur le monde réel où l'omniprésence de la parole promotionnelle a remplacé le discours critique.
Dans ce viol linguistique constant, les professeurs ne sont pas en reste: leur truc à eux, c'est le «dialogue», la réunionite et le droit de vote, dont les penseurs anarchistes disaient qu'on ne l'ôterait jamais de la surface du globe. Le spectacle de ces professeurs, délégitimés d'avance par une société qui remplace le savoir par le bavardage, est instructif. Leur seule façon de récupérer une autorité, sans laquelle il n'y a pas de sujets, est de mimer un incessant théâtre de décisions. Privé de toute réelle possibilité de transmission, le corps enseignant se réfugie dans le bavardage légal, occupation dont cette corporation a le secret: les conseils de classe, les conseils de discipline, les réunions de crise sont les dérisoires issues d'une parole qui, dépourvue de performativité (celle de l'autorité compétente), n'a plus que la procédure démocratique pour exutoire tardif; or c'est le défaut d'autorité des adultes au conseil de classe qui entraînera après coup l'exclusion de Souleymane pendant le cours. L'institution scolaire devient coercitive puisque l'autorité a cédé la place au pouvoir.
Moi aussi j'ai traversé cet enfer et, comme Bégaudeau, je l'ai quitté, ne pouvant supporter de voir dévalué l'usage de la parole et de la littérature dans un métier qui la tient a priori pour une fin en soi. Les professeurs que les élèves respectent sont ceux qui ont du charisme, comme par hasard. Les autres sont des masochistes ou des idéalistes (c'est la même chose): qui, en voyant ce film vrai, voudrait devenir professeur? Si les élèves sont violents, c'est aussi parce qu'ils souffrent du mal qu'on cause au savoir et à leurs représentants, tournés en dérision par une société qui ne croit plus à 1'auctoritas du verbe, sinon sous ses formes faibles, marketing, langue de bois, verbiage ou insulte. Le vacarme (titre d'une revue qui continue, quarante ans après 68, à fustiger l'autorité) est nuisible à toute forme d'élévation.
La dévaluation qualitative du langage est le thème profond du film- lorsqu'une élève vient à la fin de l'année dire qu'elle n'a rien appris, tout est dit. Comme l'écrivait Pasolini, «le bavardage est anhistorique, seul le discours est historique.» Le film de Cantet, quoique parlant, est muet dans ses intentions : c'est un film sans point de vue, qui recourt à la neutralité pour prévenir toute récupération et capter un large public. On peut y déceler un point de vue de gauche prônant plus de moyens pour l'école; on peut au contraire y voir la faillite des politiques démagogiques en matière d'éducation. Cette neutralité est le paradoxe d'un film débordé par son sujet, et par là même directement traitable par les pouvoirs publics.
In Libération du 22 octobre 2008
L'école du bavardage
PAR THOMAS CLERC, maître de conférences à Paris-X Nanterre, ex-professeur du secondaire.
Il est difficile pour un professeur du secondaire de juger le film de Laurent Cantet Entre les murs, comme s'il était trop concerné. Opérer une distinction entre le film et son sujet, l'école, est ardu: les acteurs jouent leur propre rôle et le film adopte une esthétique pseudo-documentaire qui n'est pas la réalité (à cause du choix des séquences et du montage) mais qui s'en rapproche de façon sensible. J'ai retrouvé l'ambiance de mes années passées au collège ou au lycée, en pire. Le mérite d'Entre les murs est de montrer aux Français la difficulté du métier de professeur en termes plus éloquents qu'un livre : le naturalisme du «roman» de Bégaudeau trouve ici sa meilleure incarnation. Indépendamment de ses qualités filmiques, Entre les murs décrit bien la crise terrible de l'enseignement qu'on pourrait lire à travers le prisme du bavardage.
Le bruit règne au collège Françoise-Dolto : le silence, sans lequel l'acquisition du savoir est à cet âge impossible, n'existe pas. L'indistinction entre la cour et la salle de cours est la réalité de l'espace scolaire. Les «enfants» sont niés dans leur étymologie même (in- fans, qui n'a pas la parole), puisque le collège est en proie à une maladie endémique du langage, le bavardage. Le professeur Bégaudeau ne transmet rien à ses élèves : il parle avec eux sans cesse, dans un univers saturé de ce qu'en rhétorique aussi on appelle le bruit, qui perturbe toute communication normale. la parole, ravalée au rang de pur phénomène acoustique, véhicule peu de contenu et ne relève d'aucune réflexivité. Les deux fonctions essentielles du langage, référentielle (information) et poétique (possibilités créatrices des mots), reculent devant la fonction phatique, celle de simple contact, la plus pauvre, la plus brute. Ainsi, quand le professeur donne le vocabulaire, il ne le rattache à aucune histoire lexicale, se contentant du sens, que les élèves ne peuvent qu'oublier aussitôt.
L'échange verbal se fait ensuite de façon totalement anarchique: les élèves interrompent le cours en permanence par des questions extrascolaires qui empêchent toute autonomie disciplinaire. Ce n'est pas un cours de français, c'est une suite de coups de langue où domine la tchatche. L'expression libre est ici responsable du désordre et de l'affligeante médiocrité des propos : demander à des adolescents de faire leur autoportrait est improductif puisque c'est un exercice pour des sujets ayant opéré le détachement entre soi et l'image de soi, via la culture. Comme ils n'ont rien à dire et que ce qu'ils pourraient apprendre ne fait pas partie de leurs intérêts immédiats, les élèves, donc, «s'expriment». Du coup la violence, que l'art rhétorique sert à sublimer, triomphe parce que les règles élémentaires du cours sont abolies : absence de hiérarchie, tutoiement, asyntaxisme, inculture organisée, spontanéisme. La valeur attachée à la parole écrite et orale est sacrifiée: le démocratisme devient le culte de la réplique, du stéréotype, de l'agressivité. Trop en empathie avec ces vampires que sont les adolescents, le professeur commet une erreur fondamentale en leur répondant sur le même registre.
Bégaudeau et Cantet sont de gauche mais leur film donne des arguments massue aux penseurs de droite qui, de Renaud Camus à Finkielkraut, ont pointé ces dérives depuis plus de vingt ans que le libéralisme participe à la destruction de l'école républicaine. La «désacralisation» du savoir (maître mot des auteurs, pour qui la sacralisation et l'autorité sont en soi réactionnaires) a paradoxalement abouti à creuser les inégalités entre les élèves, qui sentent le mauvais tour qu'on leur joue en prétendant être à égalité avec eux. L'école du bavardage se modèle sur le monde réel où l'omniprésence de la parole promotionnelle a remplacé le discours critique.
Dans ce viol linguistique constant, les professeurs ne sont pas en reste: leur truc à eux, c'est le «dialogue», la réunionite et le droit de vote, dont les penseurs anarchistes disaient qu'on ne l'ôterait jamais de la surface du globe. Le spectacle de ces professeurs, délégitimés d'avance par une société qui remplace le savoir par le bavardage, est instructif. Leur seule façon de récupérer une autorité, sans laquelle il n'y a pas de sujets, est de mimer un incessant théâtre de décisions. Privé de toute réelle possibilité de transmission, le corps enseignant se réfugie dans le bavardage légal, occupation dont cette corporation a le secret: les conseils de classe, les conseils de discipline, les réunions de crise sont les dérisoires issues d'une parole qui, dépourvue de performativité (celle de l'autorité compétente), n'a plus que la procédure démocratique pour exutoire tardif; or c'est le défaut d'autorité des adultes au conseil de classe qui entraînera après coup l'exclusion de Souleymane pendant le cours. L'institution scolaire devient coercitive puisque l'autorité a cédé la place au pouvoir.
Moi aussi j'ai traversé cet enfer et, comme Bégaudeau, je l'ai quitté, ne pouvant supporter de voir dévalué l'usage de la parole et de la littérature dans un métier qui la tient a priori pour une fin en soi. Les professeurs que les élèves respectent sont ceux qui ont du charisme, comme par hasard. Les autres sont des masochistes ou des idéalistes (c'est la même chose): qui, en voyant ce film vrai, voudrait devenir professeur? Si les élèves sont violents, c'est aussi parce qu'ils souffrent du mal qu'on cause au savoir et à leurs représentants, tournés en dérision par une société qui ne croit plus à 1'auctoritas du verbe, sinon sous ses formes faibles, marketing, langue de bois, verbiage ou insulte. Le vacarme (titre d'une revue qui continue, quarante ans après 68, à fustiger l'autorité) est nuisible à toute forme d'élévation.
La dévaluation qualitative du langage est le thème profond du film- lorsqu'une élève vient à la fin de l'année dire qu'elle n'a rien appris, tout est dit. Comme l'écrivait Pasolini, «le bavardage est anhistorique, seul le discours est historique.» Le film de Cantet, quoique parlant, est muet dans ses intentions : c'est un film sans point de vue, qui recourt à la neutralité pour prévenir toute récupération et capter un large public. On peut y déceler un point de vue de gauche prônant plus de moyens pour l'école; on peut au contraire y voir la faillite des politiques démagogiques en matière d'éducation. Cette neutralité est le paradoxe d'un film débordé par son sujet, et par là même directement traitable par les pouvoirs publics.
In Libération du 22 octobre 2008